Fatima, pêcheuse sur le lac Tchad, part chaque matin à l’aube. Dans ce lac aux eaux toujours plus réduites, elle tente de gagner sa vie, mais aussi de s’acquitter d’une « taxe ». Avant de déployer son filet, elle doit céder une partie de ses modestes revenus à des hommes armés qui se réclament de Boko Haram. Tout refus pourrait lui coûter son poisson, son embarcation, ou même sa vie.Boko Haram est un réseau insurrectionnel qui a vu le jour dans le nord-est du Nigéria en 2002 et qui s'est ensuite scindé en deux factions principales : Jama'atu Ahlis Sunna Lidda'awati wal-Jihad, la faction originale de Boko Haram et ISWAP (Province d'Afrique de l'Ouest de l'État islamique, la branche de l'État islamique dans la région). Les deux opèrent au Nigeria, au Niger, au Tchad et au Cameroun.De telles extorsions économiques ont lieu chaque jour dans tout le bassin du lac Tchad. Il s'agit d'une vaste région touchée par la sécheresse qui s'étend sur les zones frontalières autour du lac Tchad, au nord-est du Nigeria, au sud-est du Niger, à l'ouest du Tchad et au nord du Cameroun. Elle abrite plus de 30 millions de personnes dont les moyens de subsistance dépendent de la pêche, de l'agriculture et de l'élevage.Je suis chercheur dans le domaine de l'insécurité et des conflits liés au climat. Dans un récent article, j'ai examiné comment la dégradation de l'environnement, l'instabilité régionale et les intérêts géopolitiques extérieurs exacerbent les conflits dans la région. L'étude s'appuie sur une analyse qualitative de rapports sur la sécurité et de la littérature universitaire. Il s'agit notamment de l'analyse des conflits du bassin du lac Tchad réalisée en 2022 par le Programme des Nations unies pour le développement et le rapport sur le climat et la sécurité alimentaire du Programme alimentaire mondial pour 2024.Le document explique comment Boko Haram en est venu à fonctionner comme un gouvernement parallèle, imposant des taxes sur le commerce, l'agriculture et la pêche. Il impose un ordre brutal en échange de revenus. J’en conclus que la guerre n’est plus seulement motivée par des convictions religieuses. Elle est alimentée par l'effondrement de l'économie, la ruine écologique et l'absence d'alternatives viables.Comprendre ces dynamiques est essentiel pour élaborer des stratégies de sécurité globales. Sur la base de ces conclusions, je recommande cinq mesures : investir dans la restauration écologique de la région ; renforcer les services de renseignement transfrontaliers afin d'étouffer le commerce illicite de poissons, de bétail, d'armes et d'êtres humains ; garantir la transparence des acteurs étrangers quant à leurs motivations ; reconstruire les économies locales et soutenir les communautés déplacées ; et enfin, rétablir la confiance avec les communautés locales. Dégradation de l'environnementLa superficie du lac Tchad est passée d'environ 25 000 km² au début des années 1960 à quelques centaines de km² dans les années 1980. Depuis, elle reste en général en dessous d’un dixième de son niveau initial, avec de fortes variations. Ce phénomène est documenté dans les analyses satellitaires de la NASA et de United States Geological Survey.Il ne s'agit pas seulement d'une crise écologique. À mesure que l'eau recule et que les terres fertiles disparaissent, la pêche, l'agriculture et l'élevage s'effondrent. Le bassin accueille environ 30 millions de personnes réparties dans 10 régions ou États infranationaux.En 2024, les inondations au Niger ont touché environ 1,5 million de personnes dans tout le pays. Dans la région de Diffa, environ 50 000 personnes ont été touchées. Les autorités sont restées en alerte le long du fleuve Komadougou Yobe. La Croix-Rouge a également signalé des situations d'urgence liées aux inondations dans tout le bassin ce mois-là.L'effondrement écologique du bassin a transformé le lac Tchad en terrain de recrutement. Le Programme alimentaire mondial montre comment les sécheresses et les précipitations irrégulières ont réduit les rendements agricoles. Le Programme des Nations unies pour le développement établit un lien entre ces chocs environnementaux et l'aggravation des déplacements de population, de la faim et de l'extrémisme. Dans tout le bassin, Boko Haram a mis en place une économie parallèle brutale et extractive. Au Nigeria, le groupe contrôlait à un moment donné jusqu'à la moitié du commerce du poisson autour de Baga. Les pêcheurs étaient taxés à chaque étape, du lac au marché. Tout refus était sanctionné par la violence.Au Cameroun, au Tchad et au Niger, les factions de Boko Haram ont organisé des vols de bétail qui ont décimé les communautés pastorales. Mes recherches montrent comment les raids armés privent les éleveurs de leurs moyens de subsistance du jour au lendemain. Les animaux volés sont vendus par le biais de réseaux de contrebande transfrontaliers, alimentant ainsi l'insurrection. Le groupe impose également des taxes aux vendeurs de bétail à des points de contrôle improvisés, transformant le vol de bétail et les taxes sur les marchés en revenus réguliers. Dans tout le bassin, l'enlèvement est devenu une industrie. L'ONU rapporte que les enlèvements contre rançon restent une source de revenus essentielle pour Boko Haram/ISWAP, et qu'une « rançon importante » a été versée dans l'affaire des écolières de Dapchi en 2018. Ce qui a commencé comme des actes idéologiques, tels que l'enlèvement des écolières, s'est transformé en un modèle économique impitoyable. Les rançons servent à financer les armes, la logistique et le recrutement. Instabilité régionaleLa détresse écologique et économique alimente l'instabilité régionale. Alors que les communautés se fracturent et se disputent des ressources qui s'amenuisent, les frontières des quatre pays du bassin du Tchad deviennent des autoroutes pour les insurgés, les contrebandiers et les armes. Depuis 2014, Boko Haram s'est propagé du Nigeria au Cameroun, au Tchad et au Niger, où les forces de sécurité sont débordées et la coordination inégale. Les armes circulent à travers le Sahel et les abus commis par les acteurs de la sécurité minent la confiance des populations, ce qui facilite le recrutement.Mon étude explique en détail comment les armées nationales, souvent sous-équipées et confrontées à des problèmes de coordination, ont été incapables de sécuriser ce vaste territoire. La Force multinationale mixte, une coalition militaire régionale, a remporté des succès, mais elle est confrontée aux mêmes difficultés.Ce vide sécuritaire est l'espace dans lequel prospèrent la gouvernance parallèle et l'économie illicite de Boko Haram, faisant de cette crise un véritable problème régional qu'aucun pays ne peut résoudre seul. Il en résulte un système conflictuel qui traverse les frontières, mêle idéologie et profit, et survit aux réponses purement militaires.La force n'est pas la solutionLa force militaire seule ne peut pas résoudre ce problème. Il est nécessaire de s'attaquer aux causes profondes, à l'effondrement écologique, à la destruction des moyens de subsistance et aux sources de revenus qui alimentent l'insurrection.La Commission du bassin du lac Tchad est l'organisme intergouvernemental qui gère les ressources du lac. Créée en 1964 par le Cameroun, le Tchad, le Niger et le Nigeria, puis rejointe par la République centrafricaine et la Libye, la commission et les gouvernements nationaux doivent agir avec urgence et courage. Ils doivent :investir dans la résilience climatique, la gestion à grande échelle de l'eau, les cultures résistantes à la sécheresse, la restauration des zones humides et la pêche durableperturber le commerce illicite et s'attaquer aux financements, pas seulement aux militants exiger des acteurs étrangers qu'ils fassent preuve de transparence quant à leurs intentions dans la régionreconstruire les économies locales et rétablir la confiance.Le combat quotidien de Fatima sur le lac Tchad ne concerne pas seulement le poisson. C'est l'avenir de la région qui est en jeu. Le lac qui s'assèche, les villages abandonnés, les percepteurs armés… Ce ne sont pas des effets secondaires. C’est le cœur même de l’histoire.Richard Atimniraye Nyelade does not work for, consult, own shares in or receive funding from any company or organisation that would benefit from this article, and has disclosed no relevant affiliations beyond their academic appointment.