En juin 2025 Madagascar a fait face à une crise sanitaire dramatique. Une trentaine jeunes ont perdu la vie après un événement festif à Ambohimalaza, une commune rurale située à 15 km à l'est de la capitale Antananarivo. Les autorités évoquent un empoisonnement volontaire, confirmé par des analyses toxicologiques identifiant des substances toxiques. Le président malgache a lui-même soutenu cette version.Mais au-delà des faits, cette affaire révèle un enjeu plus profond. Celui de la gestion de l’information en situation d’incertitude. Qui construit le récit légitime ? Comment l’opinion publique se forge-t-elle face aux discours officiels et aux récits alternatifs qui circulent sur les réseaux sociaux ?Chercheur en sciences de l’information et de la communication, mes travaux portent sur la circulation des discours en contexte de crise. Cette affaire illustre avec acuité les tensions entre communication institutionnelle, parole populaire, et logiques virales propres aux plateformes numériques, où se mêlent cadrage, désinformation et quêtes de sens concurrentes. J'en propose une lecture info-communicationnelle. Sommes-nous face à une crise ?Le terme “crise”, largement repris dans les médias et discours officiels, n’est pas neutre : il s’agit d’une construction sociale, qui suppose une rupture soudaine, une forte incertitude, et un besoin urgent d’agir.Le drame d’Ambohimalaza semble remplir plusieurs critères : choc émotionnel, décès multiples, attente forte d’une réaction publique. Pourtant, des zones d’ombre subsistent. Les faits sont restés pendant un temps flous : les causes étaient incertaines et le caractère systémique du phénomène non établi.Dès lors, le véritable enjeu est celui du récit. Construire un cadre interprétatif clair permet de guider l’action publique et de rassurer la population. La piste de l’empoisonnement, désormais confirmée, autorise une lecture sécuritaire maîtrisable. Mais si le botulisme – intoxication alimentaire causée par une toxine – est en cause, c’est l’ensemble de la chaîne sanitaire, économique et réglementaire qu’il faut questionner.Dans ce flou initial, le temps de latence communicationnelle claire et structurée de la part des autorités, souvent nécessaire à l'obtention d'une information de qualité, a ouvert un vide informationnel rapidement comblé par une prolifération de récits parallèles. Ainsi, des messages WhatsApp évoquant un empoisonnement intentionnel, des messages de rituels sacrifices, des publications Facebook ont accusé un usage d'huile inapproprié, tout cela sans aucune preuve. Ce brouillard informationnel a alimenté peur et spéculations. Il constitue le terreau d’une crise narrative, où les faits ne suffisent plus. Ce qui importe à ce stade, c’est leur cadrage, leur diffusion, leur réception et leur capacité à s’imposer comme vérité socialement partagée.Gouverner l’incertitude par le récitLes travaux en communication de crise rappellent que toute gestion efficace repose sur trois fondements : transparence, réactivité et cohérence narrative. À Ambohimalaza, ces principes ont été mis à rude épreuve. Aucun point de presse régulier, des porte-parole multiples, des messages dissonants. La déclaration de la directrice de la veille sanitaire – « on m’a dit que c’est de l’empoisonnement, et je ne veux pas savoir » – incarne ce flottement communicationnel caractérisé par une absence de validation scientifique, une parole institutionnelle brouillée et une confusion amplifiée.Dans ce vide discursif, des acteurs non institutionnels ont pris le relais.Journalistes indépendants,citoyens, activistes. Leur légitimité ne découle pas d’un titre officiel, mais de leur capacité à produire des récits perçus comme crédibles et émotionnellement engageants. Dans un écosystème numérique où l’autorité se construit par la viralité, ce sont les récits partagés – et non les discours validés – qui structurent l’opinion.Les réseaux sociaux deviennent ainsi des scènes concurrentes de construction du sens. Vidéos WhatsApp, commentaires Facebook, contenus TikTok offrent une narration alternative, souvent non régulée, mais socialement validée.Ce foisonnement discursif favorise l’émergence d’une infodémie qui se caractérise par un enchevêtrement de rumeurs, d'hypothèses et d'interprétations, où faits, opinions et manipulations coexistent sans filtre. À Ambohimalaza, les récits d’empoisonnement ciblé, de vengeance rituelle ou d’intoxication politique ont circulé massivement – sans fondement vérifié.Dans ce contexte, le doute devient structurel. L’institution peine à imposer un récit, concurrencée par des narrations émotionnellement plus efficaces. La crise ne se joue plus seulement sur le terrain sanitaire, mais dans un espace attentionnel gouverné par les algorithmes, où la viralité supplante la véracité. C’est là que se joue une nouvelle forme de légitimité : non plus imposée par la hiérarchie, mais construite par l’engagement collectif autour d’un récit perçu comme « vrai » – au sens affectif du terme.Les réseaux sociaux deviennent ainsi des espaces parallèles de construction du sens. Les narrations officielles y sont confrontées, contournées, ou tout simplement ignorées.Cadrer la crise selon les régimes d’autoritéLa communication de crise ne se déploie jamais hors-sol. Elle s’ancre dans des cultures politiques et symboliques spécifiques. À Madagascar, comme dans d'autres pays africains à gouvernance centralisée, la parole officielle reste fortement sacralisée. Héritée des régimes postcoloniaux, elle vise moins à susciter le débat qu’à maintenir la stabilité, unifier les perceptions et éviter la contestation. Toute dissonance dans l’espace discursif est ainsi perçue non comme une expression démocratique, mais comme un facteur de déstabilisation du pouvoir établi, comme l’illustrent le contrôle du discours lors de la crise Daewoo (2008) ou l’encadrement médiatique en 2009.À l’opposé, certains États occidentaux (Allemagne, Canada, Royaume-Uni) intègrent la controverse comme modalité de légitimation. Les désaccords scientifiques y sont rendus publics, les institutions dialoguent avec les citoyens, et le débat contradictoire devient un outil de confiance, non une menace. Ces pratiques relèvent de rituels de transparence conflictuelle, structurés par une culture politique pluraliste.Il ne s’agit pas de modèles hiérarchisables, mais de formes différenciées de production du sens en situation d’incertitude. Comme le rappelle le sociologue français Dominique Wolton, toute parole publique est toujours médiée par une histoire, une culture, et un rapport particulier à la vérité.Vers une souveraineté communicationnelle partagée ?La crise sanitaire d’Ambohimalaza révèle un déséquilibre structurel dans la circulation de la parole publique à Madagascar. Plus qu’un épisode isolé, elle met en lumière une difficulté collective à articuler le doute, à produire du sens sans tomber dans la disqualification, le complotisme ou l’imposition prématurée d’une vérité unique.Face à cette fragmentation discursive, le concept de souveraineté communicationnelle partagée invite à repenser la communication de crise non plus comme un monologue institutionnel, mais comme une construction plurielle et ouverte, intégrant voix citoyennes, scientifiques, journalistes et société civile.Une telle approche aurait supposée, dans le cas présent, une reconnaissance explicite de l’incertitude, des points presse multipartites, et une transparence des données, y compris des hypothèses divergentes. En l’absence de ce cadre partagé, le discours officiel peine à convaincre une population de plus en plus méfiante, tandis que des récits alternatifs — bien souvent non vérifiés — occupent massivement l’espace public, révélant dans cette situation particulière une difficulté s'organisant dans une perte de légitimité de la parole publique.Dans cette perspective, comme le rappelle Dominique Wolton, « la démocratie ne consiste pas à faire taire les conflits, mais à organiser leur expression dans un cadre communicatif commun ». La communication authentique n’est donc pas l’unanimité du discours, mais la gestion négociée de l’incommunication, c’est-à-dire des différences de perceptions, d’intérêts et de récits.Dès lors, la souveraineté communicationnelle ne devrait plus être entendue comme un monopole du discours d’État, mais comme un équilibre dynamique entre les différentes paroles légitimes, où la controverse devient un outil démocratique plutôt qu’un danger à contenir.Fabrice Lollia does not work for, consult, own shares in or receive funding from any company or organisation that would benefit from this article, and has disclosed no relevant affiliations beyond their academic appointment.